Six Feet Under PV Aïden Black

C'était d'abord une sale impression. Puis un doute qui s'est insinué en moi. Ai-je vu des lueurs trainer entre les tombes ? Plongé dans une pénombre totale, j'observe le cimetière à travers ma fenêtre. Plus rien. Pas de mouvement qui attire mon oeil si ce n'est le mouvement des branches et de certaines plantes aux tailles conséquentes sur quelques pierres tombales. Des familles qui n'ont pas aimé assez leur mort de son vivant.

Je reste le regard rivé à la fenêtre pendant longtemps. Plusieurs minutes. Un long moment en silence où j'essaie de voir à travers l'obscurité, celle-là même que je connais si bien et que j'ai traversé toute ma vie durant sans la moindre crainte. Elle a toujours été mon alliée, je n'attends pas d'elle qu'elle me trahisse. Une autre lueur, minuscule. Presque l'équivalent d'une luciole qui passerait juste devant ma fenêtre. Mais ce serait bien une première.

Il ne m'en faut pas davantage pour sortir m'enquérir de la situation. J'ignore combien de temps j'ai laissé à ce branleur mais peut-être assez pour piller un caveau et il est hors de question que je le laisse s'en tirer comme ça. Ceinture, lame sur ma hanche droite, long manteau sombre de ces nuits funestes où la vie d'un autre s'arrête pour que la mienne continue. Je ferme ma porte en silence et mon pas léger m'emporte dans le cimetière.

N'importe qui au milieu des tombes et de la nuit, se sentirait petit, esseulé, vulnérable. Moi je ne me suis jamais sensi plus puissant que lorsque je marche au milieu des morts. Au fur et à mesure de mon avancée, j'aperçois la luciole qui grossit dans la pénombre. Bien cachée malgré tout, mais son halo réveille mon instinct. Il se passe quelque chose. Quelque chose que je ne dois pas tolérer en tant que gardien des lieux. Je m'approche jusqu'à lui.

Un monstre humanoïde creusant une tranchée dans ma terre meuble. Une bête titanesque et silencieuse qui fait son job aussi vite et sereinement que possible. Jusqu'à mon débarquement. Jusqu'à voir son instinct de survie s'éveiller à mon arrivée. Jusqu'à ressentir le besoin de braquer une arme sur moi, qui demeure immobile, toujours silencieux. Je l'observe dans l'obscurité. Qui est cet homme ? Que cherche-t-il dans mon monde ?

- Je vous retourne la question.

Je ne cille pas, ne lève pas les mains en signe de rédition. Je sens le poids de ma lame peser contre ma hanche, signe de sa présence, de son soutien invisible.

- Il n'y a rien à voler dans cette tombe.

A la lueur de sa lanterne j'aperçois les cicatrices sur son visage. Il n'y a pas que moi qui ai connu la violence. Reste à savoir si est de ceux qui la craignent, ou deux ceux qui la distribuent. Il semble se remettre bien vite de mon apparition soudaine. J'ignore qui il est, mais lui a visiblement une idée de mon identité. Cependant, la question qui me taraude est : laquelle ? Connait-il le fossoyeur innocent, ou l'assassin silencieux au visage masqué ?

Je n'esquisse pas un geste alors qu'il s'extirpe de là, et je peux alors contempler la bonne dizaine (vingtaine ?) de centimètres qui le sépare de moi. Pourtant je ne bronche toujours pas, totalement figé dans le sol, alors qu'il recule précautionneusement sans tomber dans le fruit de son propre travail. Travail bien avancé, tout comme la nuit. Combien de temps avant que le jour se lève ? Je ne le connais pas. Combien de temps pour le tuer ?

- Pas de dalle. Tombe fraîche. C'est donc probablement mon boulot, non ?

Je montre le tout d'un mouvement du menton. Ca ne prouve en rien que j'aie pu mettre le nez dans le cercueil qui se trouve sous nos pieds. Et en l’occurrence ce n'est même pas le cas, il était déjà scellé quand j'ai débarqué pour finir le travail de mon prédécesseur. Les prochains morts seront les miens. Celui-là n'est qu'une oeuvre inachevée par un homme qui a quitté Saint Adams depuis mon arrivée. Je le fixe dans les yeux, sans ciller.

- Quand on creuse une tombe sans être fossoyeur, en général c'est pour la vider.

Reste à savoir ... pourquoi. Réponse qui me vient lorsqu'il rapproche son sac de lui, comme s'il s'apprêtait à le protéger de moi. Je reconnais à l'intérieur du tissu le bruit des armes à feu. J'ignore ce qu'il traîne, pourquoi il le traîne et surtout depuis quand. Ce que je sais, c'est qu'il est sur mon territoire, qu'il empiète sur mon boulot, et qu'il me met moi, en danger, s'il laisse traîner ça là ou s'il fait un seul faux pas qui puisse faire douter un flic d'ici.

- Tu fais trop de bruit, trop de lumière. Et t'es dans mon cimetière. Si t'as des choses à planquer, soit tu les mets ailleurs, soit c'est moi qui rebouche. J'ai un goût prononcé pour le travail bien fait.

Hors de question qu'une tombe étrangement retournée fasse l'objet d'une enquête, surtout si c'est pour y trouver des armes qui ne m'appartiennent pas et qui m'incrimineraient d'une façon ou d'une autre. Je me fous pas mal de ce que peux faire cet homme de son temps libre, tant qu'il n'empiète pas sur ma propre existence et que ses méfaits ne pèsent pas sur mon propre tableau déjà trop chargé par les années. Je fourre une main dans ma poche.

- Je vais chercher une pelle. Si t'as peur que j'me retourne contre toi, t'as qu'à m'accompagner.

Un prêtre et un fossoyeur. Ca semble avoir tout du début d'une blague douteuse. Mais pour me faire la réflexion, encore faudrait-il que j'aie la moindre connaissance de l'art de l'humour, ce qui n'est pas le cas. Au lieu de ça je l'écoute attentivement. Exorciste ? Goule ? Ah ... Un simple timbré de l'Eglise persuadé que le Tout-Puissant viendra un jour nous sauver. Pour ce que notre peuple a fait du Tout-Puissant, je doute qu'il veuille un jour remettre les pieds sur Terre. Pourtant je ne fais aucun commentaire. J'ignore s'il essaie de me convaincre ou s'il croit vraiment à ses conneries.

Son rire profond crève mes ténèbres pendant de longues secondes, et je le laisse aller à sa propre libération tandis que je garde mon air fermé et mon regard sincère. Je n'ai clairement pas l'intention de lui lâcher la grappe, il représente un danger et les dangers, soit je les élimine, soit j'en fait des tremplins. Je crois bien que vue sa taille, celui-là fera partie de la seconde catégorie. D'autant qu'il s'interroge sur mon métier. Donc, il ignore qui je suis réellement. Tout comme je pourrais m'interroger sur sa propre identité si seulement je pouvais m'y intéresser un peu.

Je ne réponds pas à sa question, je me contente d'un haussement d'épaules et je tourne les talons sans me préoccuper de l'arme braquée dans mon dos et de la main puissante qui la tient avec fermeté. Je n'ai aucun doute : il saura appuyer sur la gâchette s'il pense que c'est nécessaire. Je devrais me méfier de lui, mais s'il avait voulu en finir avec moi, je serais déjà dans le trou qu'il s'est donné tant de mal à creuser. Alors je suppose qu'à défaut d'être un homme clean, il n'est pas un assassin. Tout du moins pas de ceux qui tuent sans raison valable.

Comme je m'y attendais, ses pas confirment rapidement ce que sa voix assure : il me suit. Alors que l'abris de métal qui me sert de remise se profile devant nous, la voix profonde de mon aîné résonne derrière moi. Je devine sans mal que son flingue est toujours vissé dans ma direction mais je n'ai toujours pas le moindre tremblement à la pensée de voir s'éteindre ma vie aujourd'hui. Je n'ai jamais craint la mort, je suis celui qui la donne. Je sors de ma poche le trousseau de clés dont je suis le gardien et je déverrouille le cadenas qui protège mon matériel de travail.

- Aïden. Et à titre d'information, je n'ai aucune raison de te faire plus confiance que ce que toi, tu me fais confiance.

J'ouvre la porte de la remise qui claque sur ses gonds lorsqu'elle touche le mur de béton, puis je m'enfonce de deux pas dans la noirceur totale pour y foutre un boucan du diable pendant quelques secondes, avant de ressortir de là une pelle à la main. Sa tête encore tâchée de boue, elle a servi bien longtemps et arrivera bientôt en bout de course mais comme dans tous les petits villages du monde entier, l'entretien des outils d'un fossoyeur n'est pas la priorité absolue quand il s'agit de dépenser l'argent public. Je sors de là lentement, paisiblement même, et me voilà face à l'homme qui ne tient plus son arme.

- Tu comptes le mettre dans le cercueil ou à l'extérieur ? Parce que s'il faut desceller la boîte, j'ai pas le matos ici.

Père Marcus. Il n'a pas une tête à s'appeler Marcus. Mais je suppose que les parents ne choisissent pas le prénom de leur enfant en fonction des espoirs qu'ils mettent en lui. Sinon j'aurais probablement porté autre chose comme identité que celle que mon maudit géniteur m'a confiée. Sans réaction je note son nom dans ma mémoire, même s'il est probablement que je l'oublie avant même d'avoir rejoint notre point de rencontre. Je n'ai jamais eu la mémoire des noms. Il n'est pas nécessaire de garder un souvenir de ceux à qui l'on hôte la vie, ça n'a pas d'intérêt.

Amateur ? Je pose sur l'homme-titan un regard inquisiteur. Amateur de quoi ? De tombes ? Pas vraiment. De morts ? Non plus. J'aime davantage la vie, surtout quand je peux me l'octroyer. Je comprends le sens de sa réplique tandis qu'il termine ses explications et je me garderais bien de lui préciser qu'il connait visiblement mieux mon métier que moi-même. Je le suis docilement, toujours aussi calme et détendu, comme s'il était normal pour deux individus comme nous de nous trouver au beau milieu d'un cimetière en plein coeur de la nuit. Ce n'est pas comme si l'obscurité nous posait un quelconque problème.

Dès lors que nos regard se posent de nouveau près des tombes, Père Marcus prend les choses en mains, comme si je n'étais qu'un homme d'Eglise à son service. Je le fixe intensément, je me demande encore combien de temps il me faudrait pour le vider de son sang. Il est lourd, j'aurais l'avantage de la vitesse mais il possède une arme à feu qui contrebalancerait notre probable différence d'agilité. Je pourrais le poignarder dans le dos une bonne dizaine de fois avant qu'il ait le temps de se retourner mais il aurait encore celui de m'abattre avant de chuter.

Les mains sur le pied de biche, il n'attend plus que mon intervention pour lui venir en aide. Je reste immobile encore un instant. Tant qu'il à les mains occupées, je peux lui trancher la gorge. Je m'approche de lui lentement, un pas après l'autre comme si je pesais chacune de mes réflexions, et je pose mes deux mains sur le levier pour appuyer de toutes mes forces. Sans le moindre bruit, sans effort apparent, Je force sur les muscles de tout mon corps pour parvenir à soulever l'énorme pierre tombale. D'abord elle ne bouge pas, puis elle grince, cède.

Enfin elle coulisse sur son socle et bientôt l'obscurité à l'intérieur est dévorée par la lueur de la lanterne. Nous forçons encore un peu, la faisant bouger suffisamment pour laisser le passage à l'énorme bras du Père Marcus et à son sac douteux. Je me redresse ensuite et je recule comme pour lui laisser le champ libre, n'annonçant aucune animosité quand à ses projets. Plus qu'à refermer et reboucher. Ensuite ma vie reprendra son court et demain sera un autre jour. Cette tombe se perdra dans l'oubli jusqu'à ce que l'homme revienne me chercher pour l'aider à récupérer son sac.

- Dépêches-toi, j'ai un gazon à tondre.

La nuit nous englobe encore un certain temps avant qu'enfin notre entreprise touche à sa fin. Père Marcus est professionnel, il ne cherche ni le contact, ni des explications et n'a pas davantage de question indélicate à me poser. Alors je me contente de mon silence habituel, de toute façon bien incapable d'entretenir une conversation quelle qu'elle soit avec le commun des mortels. Je le laisse tasser la terre quand j'en envoie un peu plus, c'est un travail d'équipe qui nous permet de rattraper le temps perdu même si les premières lueurs de l'aube se profilent bientôt dans notre dos.

Je vois bien qu'il connait ce job-là, qu'enterrer des corps n'a rien de nouveau pour lui. Et même si ce soir c'était un sac, je suis certain dans le fond, que ce n'est pas le genre de paquet auquel il est habitué. Je l'imagine aisément traîner des cadavres humains vers des fausses qu'il aurait creusées seul, et je n'ai pas de mal à visualiser ses bras puissants balancer les corps comme de vulgaires masses inertes sans s'attendrir de leurs faces figées par la mort. Je jette quelques pelletées supplémentaires tandis qu'il tasse les dernières mottes dans un silence plus qu'appréciable.

- Je préférais m'en assurer, tu aurais pu faire n'importe quoi.

Je prends note de ce nouveau surnom qui m'est apparemment octroyé, me demandant ce qu'il peut bien signifier. Je n'ai jamais eu la moindre maîtrise d'une quelconque langue étrangère, l'anglais étant déjà une véritable épreuve à apprivoiser quand on a passé toute sa vie à fuir les contacts humains en se planquant dans des arbustes ou sous les ponts. Je me passe une main dans les cheveux. Dans moins d'une heure la boulangerie déverrouillera ses portes et je serais comme tous les matins, le premier client de la journée. Heureusement pour lui, Père Marcus n'aura pas dérangé mon précieux quotidien.

- Je n'ai pas besoin d'aide pour travailler.

Mais dans ses yeux rivés aux miens, je réponds silencieusement que sa dette est notée. Nous nous observons un long moment en silence avant qu'il ne reprenne possession de son propre corps et se décide enfin à quitter les lieux. Je le regarder disparaître dans les premières lueurs du jour, observant son dos comme si je guettais le moindre tressaillement de ses muscles. Le travail terminé, il peut encore se retourner pour me flanquer une balle dans la tête. Tout du moins peut-il essayer. Mais il n'en fait rien, et lorsqu'il passe les grilles du cimetière, je disparais moi aussi.