Sans apostrophes [jean campbell]

Dure soirée en perspective. Le temps passe et n'apaise rien, il ravive même la douleur chaque matin quand j'ouvre les yeux sur le plafond blanc de ma chambre. Le silence qui règne dans le garage de mon frère rajoute aux pseudo angoisses de solitude que je ressens depuis quelques temps. Je voudrais revenir en arrière. Longtemps en arrière. J'aimerais retenir mon frère, déjà, et l'empêcher de me laisser ici tout seul alors qu'il avait tellement de choses à m'apprendre sur la vie. C'était son boulot, non, de me transmettre ses expériences pour que je ne refasse pas les mêmes erreurs ?

Mais il est parti, me laissant seul avec pour seule compagnie une moto que je n'ai toujours pas fait réparer. J'ai pensé à le rejoindre en Australie. Sauf que je n'ai plus de nouvelles de lui depuis un moment et je doute qu'il soit encore sur le continent océanique. Aux dernières nouvelles il s'était stoppé dans une mégalopole américaine et depuis, plus rien. Je soupire doucement, me passe une main dans les cheveux. Je donnerais n'importe quoi pour repartir en arrière oui. Pouvoir me rendre compte de la détresse d'Elijah et empêcher ses débordements mortels avant qu'il en arrive là.

Il est trop tard, pour faire demi-tour. Trop tard pour voir sa détresse, trop tard pour le soutenir au lieu de l'enfoncer et de l'abandonner. Trop tard pour être un gars bien, je suppose. Je retire mes bras de sous ma tête et je me redresse dans mon lit. La chambre plongée dans l'obscurité, n'est éclairée momentanément que par les quelques phares des rares voitures qui passent dans la rue. Je finis par me lever du lit pour me préparer. Me morfondre ici n'arrangera rien, j'ai besoin de sortir, de prendre l'air, d'aller me dégourdir les jambes et les neurones.

J'arrive au Beluga avant même d'avoir pensé à m'y rendre. Je passe les portes comme un habitué. C'est mon jour de congé, je devrais en profiter et certainement pas venir sur mon lieu de travail, mais j'ai trop besoin de compagnie ce soir et il n'y a qu'ici que les conséquences ne dépassent pas les murs d'enceinte. Alors je m'affale dans un canapé comme un client lambda et j'attends qu'on me porte un tant soit peu d'attention, souriant de toutes mes dents à ces hommes charmants qui ne demandent qu'à satisfaire toutes mes envies, mes désirs. Puis je le remarque.

La soirée touche pratiquement à sa fin quand la foule se dissipe suffisamment pour que je le vois. Il est caché dans un coin, entamant sa longue chorégraphie machinale, celle-là même qu'il pratique probablement tous les soirs à la fin du service. En tant qu'employé je me permets de rester installé alors que les derniers clients quittent le bar à hôtes et je continue de l'observer, caché dans sa tenue de travail comme si elle pouvait le protéger du monde. J'ignore si je suis attiré par les coeurs brisés ou si j'ai un mauvais karma, mais je perçois sa fragilité.

Je me lève finalement et vais m'adosser au mur le plus proche de lui, observant sa tignasse colorée à travers les derniers néons de la salle. La luminosité faiblissant n'enlève rien à cette impression de déjà vu que j'éprouve maintenant que je peux apercevoir son visage. Pourtant je mets encore longtemps avant de prendre enfin ma décision. Je me rapproche encore davantage et je me poste face à lui, de nouveau appuyé contre un mur dans une posture nonchalante pour ne pas pousser trop loin mon attitude décontractée qui pourrait être prise pour la tentative de drague d'un gros lourd.

- Est-ce que tu veux un coup de main ? Je bosse ici en tant qu'hôte et j'ai pas forcément envie de rentrer chez moi tout de suite, alors si je peux aider ici ...

Je ne peux pas m'empêcher de penser furtivement à mon frère. Nul doute que ce gars-là aurait plu à Harley et je me demande bien ce qui me pousse à penser ça. Peut-être parce que physiquement je lui trouve moi-même une bonne tête ... Je me demande encore comment gagner un peu plus de temps avec lui quand il répond à ma question, et je n'ai pas le temps d'en rajouter que son collègue débarque justement de l'arrière-salle, paré pour entamer son propre service. Il a de la chance : le bleu a déjà bien avancé le taf pour la nuit prochaine.

Je jette un regard à ce dernier en grimaçant. Il a raison, ils sont ceux de l'équipe que nous ne remarquons que rarement, si ce n'est jamais. Ils sont silencieux, discrets et ne font leur apparition que lorsque tout le monde est parti. Tout du moins est-ce l'impression que j'ai toujours eue à leur égard mais maintenant que je vois la tranche de travail déjà accomplie, je réalise qu'il doit être là depuis un bon moment et que je n'ai probablement que fermé les yeux sur sa présence, comme tous les autres avant moi, et comme les clients, très certainement.

- Si si, c'est mon prénom. J'ai honte pour tous les hôtes, je ne connais pas le tien. Comme je t'ai dis, je n'ai pas forcément envie de rentrer chez moi tout de suite. Ca n'te dirait pas d'aller boire un verre ? J'aimerais faire amende honorable ...

Je suis conscient d'avoir probablement l'air d'un mec désespéré, mais je compte sur ma gueule d'ange pour lui faire deviner que je n'aurais pas de mal à me trouver des potes pour sortir si l'envie me prenait, et que par conséquent mon invitation est forcément sincère. J'aimerais rattraper l'erreur que j'ai faite jusque là, parce que s'il n'en va peut-être pas de même pour mes collègues, moi j'ai horreur de laisser quelqu'un sur le côté quand j'ai la possibilité de lui offrir mon amitié. Je me décolle du mur et je lui ouvre la porte vers les salles de services.

- Promis j'me rappellerais de ton nom, la prochaine fois.

C'est avec un léger sourire en coin que je m'engage auprès de lui, m'attendant à me faire recaler bien cordialement par le bleuté. Après tout il ne me connait qu'à travers mes chorégraphies et mon cinéma d'hôte, rien dans le scénario n'appelle à me faire confiance alors qu'il n'est ici que pour faire le ménage derrière les clients les plus crades du village. Pourtant je me prends à espérer en silence. Il y a quelque chose sur son visage, dans sa voix, son regard, qui me poussent à vouloir le découvrir davantage. Peut-être l'envie d'explorer l'inconnu, ou une simple curiosité.